Depuis le début de la crise de la COVID-19, j’ai cessé de compter le nombre de fois où un
collègue du domaine de la gestion de projet a émis une observation ou fait un parallèle entre la
pandémie du coronavirus et le phénomène du « cygne noir ».
Vous êtes probablement familier avec cette théorie, souvent associée à la gestion des risques
de projets, qui veut qu’un « cygne noir » est un événement qui rencontre 3 critères :
- il s’agit d’une surprise ou d’un événement imprévisible;
- il a des conséquences majeures ;
- après le premier exemple de cet événement, il est rationalisé a posteriori, comme
s’il avait pu être attendu. C’est ce qu’on appelle en anglais le « Hindsight bias » ou
« Biais rétrospectif ».
Je pense toutefois que le gestionnaire de projet avisé saura voir un autre phénomène en jeu et
l’importance de ne pas qualifier ce genre d’événement de « cygne noir ».
Tout d’abord, il est difficile d’affirmer de façon crédible que la pandémie du COVID-19 était
imprévisible. La peste noire, le choléra, la grippe espagnole de 1918, le SARS, le H1N1 ou même
l’Ébola sont autant d’exemples passés qui devraient suffire à démontrer qu’une crise de
l’ampleur de celle que nous vivons avait été prévue par une vaste majorité d’experts. Nous
avons toutefois choisi de les ignorer. Pourquoi?
Parce que l’être humain souffre de nombreux biais cognitifs bien connus et documentés dont le
« biais de cadrage ». Aussi appelé « effet de cadrage », il s’agit d’une erreur commune que nous
faisons tous à un moment ou à un autre lorsque nous nous laissons influencer dans l’évaluation
d’un problème par sa formulation. Par exemple, la plupart des consommateurs n’hésiteraient
pas à faire 15 minutes de voiture pour économiser 50$ sur un vêtement à 100$, mais ne
feraient pas le même geste pour économiser les mêmes 50$ sur un achat de 1000$.
Ces phénomènes sont dus au fait que notre cerveau utilise 2 modes de pensées pour résoudre
des problèmes : les systèmes 1 (cerveau intuitif) et 2 (cerveau rationnel). Ces modes de pensées
ont été abondamment étudiés par des psychologues et économistes tels que Daniel Kanheman,
Richard Thaler et Dan Ariely pour n’en nommer que quelques-uns. L’enjeu est que nous
utilisons trop souvent notre système 1 pour résoudre des défis qui seraient mieux solutionnés
par notre système 2.
Par exemple, nous avons collectivement choisi de ne pas nous préparer en vue d’une pandémie
parce que les coûts immédiats d’y pallier (bien connus et élevés) nous semblaient beaucoup
plus douloureux que les coûts à plus long terme de ne rien faire (beaucoup plus élevés mais
moins bien connus).
Qu’est-ce que cela vient faire dans un blogue sur la gestion de projet me direz-vous?
Depuis de nombreuses années, tous les spécialistes y vont de leurs multiples recettes en
gestion de projet. Chaque recette tente de mécaniser la gestion de projet. Si vous faites A et B,
il en découlera le résultat C. C’est rassurant, ça vend bien. On y donne un nom cool et sexy, un
prix d’achat et une certification en prime et voilà. Mais on passe à côté d’un ingrédient crucial.
L’être humain dispose d’un avantage sur l’ordinateur. Il est capable d’émotion.
Malheureusement, cette même capacité émotive le pousse souvent à commettre de
nombreuses erreurs de jugement et d’évaluation.
Depuis quelque temps, de nombreux experts s’intéressent à la psychologie et la science de
l’économie comportementale pour bonifier les principes appliqués en gestion de projet.
Voici quelques exemples de biais cognitifs et autres bizarreries de l’esprit humain qui peuvent
affecter la conduite de vos projets :
- Aversion à la perte (loss aversion) : une perte cause deux fois plus de douleur qu’un gain
apporte de plaisir (parlez-en aux partisans des Nordiques qui se souviennent encore du
but d’Alain Coté). Cette aversion fait en sorte que certains gestionnaires seront réticents
à admettre qu’un projet est en souffrance et tarderont à mettre l’indicateur au jaune. - Biais de confirmation : peut nous empêcher de considérer des solutions ou enjeux
potentiels dans nos projets parce qu’ils ne cadrent pas avec nos croyances ou
convictions. - Biais d’optimisme : notre recherche du succès (combiné à l’aversion à la perte) nous
porte à sous-évaluer les risques ou l’effort à mettre pour réaliser un projet. - Ancrage et heuristique de disponibilité : notre propension à utiliser notre jugement
intuitif pousse le cerveau à se laisser influencer par des données non significatives
lorsqu’on ne lui donne pas le temps suffisant pour faire le calcul correctement.
Il est possible de contrer ces phénomènes pour autant que nous y soyons sensibilisés et que
nos méthodes de gestion en tiennent compte.
Par exemple, une organisation qui sous-estimait continuellement ses projets en capitaux a
trouvé le moyen de réduire les erreurs de jugement découlant d’estimations faites de façon
trop intuitive en imposant à tout projet un investissement préalable à l’initialisation de 50 000$
pour préparer un devis plus étoffé accompagné d’estimations plus rigoureuses.
La même organisation a obtenu des rapports de performance plus fidèles en insistant pour que
les promoteurs de projets demandent à leurs gestionnaires de projets et face à des projet
« jaunes » ou même « rouges » : « Que puis-je faire pour t’aider à le remettre au vert? ». On
transforme ainsi une perte (Pourquoi ton projet est jaune et que fais-tu pour le remette au
vert?) en gain.
Le monde de la gestion de projet a tout avantage à s’intéresser au domaine de l’économie
comportementale et aux biais inconscients qui guettent les individus et les organisations.
Et pour revenir sur notre « cygne noir ». Le fait de qualifier la pandémie de telle sorte pourrait
nous déresponsabiliser collectivement. En effet, si elle était si imprévisible alors nous n’avons
commis aucune erreur. Peut-être que, si nous admettons plutôt notre échec et en accusons le
sentiment de perte qui y est associé, apprendrons-nous à ne pas commettre la même erreur
d’appréciation envers les autres combats qui nous pendent au nez. Quelqu’un a-t-il dit
« changement climatique »?